jeudi 1 octobre 2009

Shibuya

Quand la lumière est rouge et que très peu de voitures s’empressent de passer (elles ont sans doute peur d’être bouffé par la foule, le monde à l’envers quoi!), alors s’amassent sur les quatre coins de la rue une vague, une vague humaine qui se gonfle, se gonfle, se gonfle encore. On a peine à croire qu’il puisse y avoir autant de gens dans un même endroit. Tant de gens réunis, non pas pour un spectacle, une parade, un discours politique. Non. Simplement pour se rendre ailleurs, continuer leur chemin.

La vague enfle. Se prépare. Tant de personnes que nous ne connaîtrons jamais.

Elle se remplit. Tant de visage que nous ne reverrons pas. De yeux qui ne seront regardées. De lèvres non-embrassées.

Suspens.

Et puis, les voitures s’arrêtent et un son se fait entendre. Un coucou électrique. Un son perçant qui avertit qu’il est temps d’y aller.

Six routes, six sentiers qui s’emplissent alors de cette marée. Tranquillement, comme dans un brouillard matinal où on ne perçoit les choses qu’à la dernière seconde, les vagues qui se sont formées se rapprochent. Comme deux murs.

Le premier plaisir est d’abord là, pendant cette avancée que l’on voudrait spectaculaire. Dans l’idée de ce qui vient. Dans ce qu’on imagine impossible. Le plaisir de ne pas être certain d’avoir déjà franchi une barrière d’autant de personnes.

Puis, vient la rencontre des deux vagues.

L’impression est violente et la collision, douce celle-là, n’arrive jamais. Les corps se mêlent sans se bousculer, comme un bal où les danseurs sont sans partenaires. Les yeux se croisent, les couleurs se mélangent, ça vient de partout, particulièrement quand on a emprunté le chemin en diagonale qui mène du coeur du quartier à la gare de train et vice-versa. On n’a jamais marché dans un courant aussi fluide et désorganisé. Fluide parce que la direction est claire, désorganisé parce qu’on ne choisit pas sa route. On passe. On contourne, toujours en ligne droite, on écrit son sentier au coeur de l’asphalte, des enseignes publicitaires éclairées au néon. Les possibilités d’accidents sont multiples, l’illusion de plusieurs rencontres, infinie. On divague, on titube, on trouve un regard. On remarque les habitués qui ont dans les yeux un sentiment franc, direct. On remarque ceux en détresse qui détestent cette routine, passage obligé vers la maison ou le travail. On remarque ceux qui en font une fête, ce sont souvent eux qui brisent le rythme naturel et presque réussi. On remarque les excentriques qui vivent ici, habillés comme nulle part ailleurs. On remarque tout cela, le temps d’un passage. Le temps d’une traversée. D’un voyage. On ne traverse pourtant qu’une rue. On ne franchit rien de grand ou d’important. On ne gagne pas. Ni ne perd.

La vague passe et ne nous emporte pas. Elle passe et nous laisse avec une grande impression de solitude mêlée d’excitation. On a l’impression que tout est possible, que le monde est ainsi, la vie aussi, que ce grouillement est l’essence même des minutes qui passent et nous fauchent. On sait la fin et le plaisir est malin.

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